Vente interdite sur Internet

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Le 27 juin 2012, la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt dans une affaire opposant une société News Parfums aux parfumeurs Christian Dior, LVMH Fragrance Brands et Guerlain, dans lequel elle a reconnu le caractère abusif et brutal d’une rupture de relations commerciales fondée sur un motif anticoncurrentiel. Elle a également rejeté les motifs de résiliation avancés en considérant que le distributeur avait subi une provocation à enfreindre ses obligations.

Le distributeur évincé est indemnisé, mais est-ce une réparation adéquate ?

Au même titre que la musique, la photographie ou la presse, les réseaux de distribution sélective et exclusive ont vu leur ordonnancement perturbé depuis une dizaine d’années par l’émergence d’Internet. Le web a développé la concurrence entre les territoires de vente, alors qu’elle restait théorique dans bien des secteurs. Il a également constitué un nouveau lieu de vente, « virtuel », dont les modalités ne convenaient pas nécessairement aux fabricants, soucieux de protéger l’image de marque de leurs produits… ou de maintenir une certaine cohérence des prix dans leur réseau.


Quelle que soit leur motivation, les sociétés Christian Dior, LVMH Fragrance Brands et Guerlain ont en tout cas manifestement peu apprécié l’ouverture d’un site Internet par leur distributeur, la société News Parfums.

Celle-ci exploitait deux points de vente à Marseille, dont un seul était agréé. Les contrats conclus entre elle et ces quatre parfumeurs lui faisaient obligation de ne vendre leurs produits qu’à des consommateurs directs, et sur son point de vente agréé exclusivement. Ils comportaient également des conditions strictes pour la vente de produits aux comités d’entreprise.

Enfin, et surtout, les contrats prévoyaient que le distributeur devait recueillir l’accord de ses fournisseurs pour vendre leurs produits sur Internet. Un avenant au contrat initial devait être régularisé à cet égard.

La société News Parfums a donc sollicité l’autorisation d’ouvrir son site Internet, mais elle n’a reçu aucune réponse à sa demande, malgré plusieurs relances. En lieu et place, elle a reçu quelques mois plus tard quatre courriers de résiliation. Ces courriers faisaient état de constats d’huissier établissant d’une part que News Parfums avait vendu des produits depuis son point de vente non agréé et, d’autre part, qu’elle avait vendu des produits à un comité d’entreprise sans respecter les dispositions contractuelles.

Une faute provoquée ne peut être retenue comme preuve

La lecture de l’arrêt de la Cour d’appel ne laisse apparaître aucun autre motif de résiliation que les violations établies par procès-verbal. Il y était rapporté qu’un acheteur s’était présenté au point de vente non agréé en sollicitant explicitement que lui soient vendus des produits Dior, Kenzo, Givenchy et Guerlain. Dix minutes plus tard, ces produits lui étaient apportés, avec l’étiquette du magasin agréé.

Aucun grief antérieur, aucune transgression préalable, n’a été avancé. Autant dire que ces procès-verbaux intervenaient de façon par trop providentielle.

La Cour a considéré qu’un tel moyen de preuve n’était pas admissible, en jugeant :

« que cette pratique consistant à se présenter faussement comme un acheteur constitue une provocation à enfreindre les contrats de distribution sélective, et, par conséquent, une manoeuvre déloyale, dont la relation, même par voie d’huissier, est irrecevable à titre de preuve »

De la même manière, la Cour a considéré que la commande réalisée par une société prétendant acheter pour son comité d’entreprise, alors qu’elle ne disposait d’aucun salarié, constituait une provocation à la violation du réseau de distribution et ne pouvait être retenue comme une preuve.

Contrairement au procès pénal, en procédure civile, la vérité ne prime pas sur la loyauté. Lorsque, de plus, il n’est pas certain que la preuve déloyale corresponde à une vérité (dans la mesure où aucune autre faute que les fautes provoquées n’était avancée), la preuve s’en trouve d’autant moins admissible.

L’impossible interdiction de la vente sur Internet

Il est ainsi apparu clairement que le véritable motif de la rupture était l’ouverture d’un site Internet de vente des produits. Malgré de nombreuses relances par lettre recommandée, les quatre sociétés Christian Dior, LVMH Fragrance Brands et Guerlain n’ont pas répondu à la demande de News Parfums.

La Cour a considéré dès lors que ce silence équivalait à une interdiction de revendre le produit sur Internet.

La solution n’est pas nouvelle, et donc pas surprenante. On sait – sans ambiguïté depuis l’arrêt Pierre Fabre de la la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 13 octobre 2011 – que l’interdiction de revendre sur Internet est une pratique anticoncurrentielle « par objet » (à la différence des pratiques dont il est nécessaire d’analyser l’effet concret)1. Dans cet arrêt, rendu sur question préjudicielle de la Cour d’appel de Paris, la CJUE a rappelé que :

« Une clause contractuelle, telle que celle en cause au principal, interdisant de facto Internet comme mode de commercialisation a, à tout le moins, pour objet de restreindre les ventes passives aux utilisateurs finals désireux d’acheter par Internet et localisés en dehors de la zone de chalandise physique du membre concerné du système de distribution sélective ». (pt 54)

Les ventes passives, réalisées à l’initiative du client sont à distinguer des ventes actives, réalisées via une démarche du vendeur, seules les ventes actives pouvant être restreintes, au regard du droit de la concurrence.

La CJUE avait également souligné qu’il pouvait y avoir des motifs légitimes pour interdire la vente sur Internet :

« La jurisprudence de la Cour a, toutefois, reconnu qu’il existe des exigences légitimes, telles que le maintien du commerce spécialisé capable de fournir des prestations spécifiques pour des produits de haute qualité et technicité, qui justifient une réduction de la concurrence par les prix au bénéfice d’une concurrence portant sur d’autres éléments que les prix. » (pt 40)

Toutefois, dans la décision Pierre Fabre, bien que le fabricant ait mis en avant la nécessité d’adapter le produit à la peau du client, la Cour a considéré (pour divers motifs non évoqués ici) que cette restriction n’était pas indispensable.

Pierre Fabre avait également fait valoir une nécessité de maintenir l’image de marque du produit, mais la Cour a souligné que « l’objectif de préserver l’image de prestige ne saurait constituer un objectif légitime pour restreindre la concurrence » (pt 46), ce qui pourrait au demeurant être discuté en ce qui concerne les produits de luxe vendus dans des réseaux de distribution sélective : est-ce leur haute qualité, ou la nécessité de préserver l’image de prestige du produit, qui justifie la restriction de concurrence ?

On comprend bien que, par analogie, la restriction est encore moins indispensable dans le cas de la vente de parfums que dans la vente de produits dermatologiques (la liste des marques encore vendues en ligne par News Parfums l’illustre bien au demeurant). De même, la préservation du prestige des marques de parfum ne constitue pas davantage un motif recevable pour justifier une interdiction de vendre sur Internet.

La Cour d’appel de Paris en a tiré les conclusions logiques suivantes en relevant que

« ces interdictions [ne sont] pas objectivement justifiées eu égard aux propriétés des produits en cause, ce que d’ailleurs ne tentent même pas de soutenir les intimées qui se contentent de contester les constatations factuelles et de nier l’existence même de tels refus ; que ces pratiques sont constitutives d’ententes anticoncurrentielles dont les intimées n’avancent par ailleurs aucune justification sur le fondement de l’article 101, paragraphe 3, TFUE ou de l’article L.420-4 du Code commerce et ont pour objet d’empêcher la société NEWS PARFUMS de concurrencer des sites des groupes concernés

La Cour retient donc que les ruptures ont été abusives, et qu’elles ont également été brutales, en l’absence de préavis.

Le préjudice est-il vraiment réparé par une indemnisation sans réintégration ?

La victoire de News Parfums sur le fond est donc totale. Mais la réparation à pu être décevante.

La Cour a en effet rejeté ses demandes : le manque à gagner jusqu’au jour de la décision de la Cour, et la réintégration dans le réseau.

Elle a en effet considéré que :

« les fabricants de parfums pouvaient user chaque année de leur faculté annuelle de non renouvellement des contrats ; qu’ainsi, il y a lieu d’évaluer ces pertes sur une période d’un an »

Deux observations :

  1. Même si l’octroi d’une année de marge brute est une indemnisation raisonnable, il est surprenant que la Cour ne tienne aucun compte de la durée des relations commerciales (près de 20 ans avec la société Christian Dior) et se cantonne à une référence à la faculté de non-renouvellement annuelle des contrats. En matière de rupture brutale, celle-ci est normalement indifférente. En outre, la Cour traite de façon uniforme les quatre relations, alors que News Parfums n’était en relations avec Guerlain que depuis trois ans. Faut-il y voir une nouvelle approche de l’indemnisation d’une rupture brutale ?
  2. Il est certes juridiquement incertain d’envisager le gain manqué au-delà d’une année, mais dans un cas comme celui-ci, pour lequel aucun grief n’avait été avancé avant la rupture, le distributeur ne pouvait-il pas légitimement espérer que la relation se prolonge ?

Enfin, la Cour a rejeté la demande de réitégration du distributeur, au motif que :

« nul commerçant ne jouit du droit d’ être intégré dans un réseau de distribution sélective ; qu’ il appartient au fabricant d’apprécier, au cas par cas, si les critères de sélection sont satisfaits par le postulant, au regard de critères diversifiés, tels que, sans que cette énumération soit limitative, la situation de concurrence et d’environnement du magasin, ses caractéristiques, la surface de vente dédiée aux produits en cause, la qualification du personnel, l’exposition des produits, l’environnement des marques, le standing »

Il est certes peu opportun de forcer des parties à entrer de nouveau en relations. Toutefois,, une telle motivation peut paraître quelque peu décalée par rapport aux faits. Elle évoque en effet davantage le cas d’un distributeur auquel on refuserait un premier accès au réseau que celui d’un distributeur évincé de manière abusive et brutale pour un motif illicite. Au bout du compte, même si c’est au prix d’un an de marge brute (soit environ 300.000 € pour l’ensemble des sociétés), les fournisseurs ont ainsi fait la police de leur réseau.

La Cour relève dans son arrêt que la société News Parfums «  ne sollicite aucun dommage-intérêt en réparation de ces pratiques anticoncurrentielles« . En lieu et place d’une indemnisation sur ce fondement – qui aurait vraisemblablement été peu différente des demandes formulées sur les autres fondements – le distributeur n’aurait-il pas pu, justement, solliciter sa réintégration dans le réseau ?

Il faut rappeler que l’article L.420-3 du Code de commerce précise qu » »est nul tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique prohibée par les articles L. 420-1 et L. 420-2 » (c’est-à-dire les ententes et abus de position dominante). La décision d’exclusion du réseau n’aurait-elle pas dû, dès lors, est annulée ?

En outre, la Commission européenne, dans son projet de document d’orientation sur « la quantification du préjudice dans les actions en dommages-intérêts »  fondées sur des pratiques anticoncurrentielles, précise que :

« La réparation du préjudice subi a pour objectif de placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si l’infraction à l’article 101 ou 102 du TFUE [dispositions européennes relatives aux ententes et abus de position dominante] n’avait  pas été commise » (pt 10)

Si le document concerne les dommages-intérêts, le principe énoncé concerne plus largement « la réparation du préjudice« . Placer News Parfums dans la situation où elle se serait trouvée si elle n’avait pas été exclue du réseau, n’est-ce pas la réintégrer dans le réseau ?

(Paris, 27 juin 2012, News Parfums c. Christian Dior, LVMH Fragrance Brands, Guerlain)
  1. Des restrictions à la vente sur Internet restent toutefois admissibles. Elles ne seront pas développées dans le cadre de cet article []

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